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Dark se retourna et vit les fondations en maçonnerie du pont : une épaisse dalle qui supportait le poids de milliers de voitures et de piétons allant et venant chaque jour entre Manhattan et Brooklyn. C’était un cul-de-sac pour quiconque. N’importe qui fuyant la police se serait éloigné du pont.
Pas le monstre.
Non, se dit Dark, car le monstre avait vu le panneau délavé jaune et noir indiquant l’entrée d’un refuge, vissé sur les briques à côté d’une porte piquetée de rouille.
Dark ouvrit la porte et entra. L’odeur nauséabonde de moisi lui emplit les narines et il se retrouva dans les ténèbres. Du verre crissa sous ses chaussures alors qu’il avançait, arme au poing.
Il s’efforça de ne pas s’inquiéter de ne rien voir. Il s’imagina qu’il était de nouveau dans l’obscurité de l’église Mater Dolorosa, à Rome. Ce n’étaient pas ses yeux qui lui avaient permis d’approcher Sqweegel cette fois-là, mais un tout autre sens. Sur lequel il allait s’appuyer cette nuit.
Sqweegel parvenait à peine à contenir la joie qui vibrait dans ses veines, malgré le sang qui coulait de son épaule. Il s’enfonça plus profondément sous la voûte, contournant les cartons et les bidons rouillés. C’était un abri antiaérien désaffecté, plus ou moins oublié de la municipalité après la guerre froide. Mais pas de Sqweegel, grand lecteur de livres d’histoire. Il n’accomplissait jamais sa mission divine sans s’assurer de bien connaître les environs, et les fondations du pont lui avaient offert une cachette idéale.
Jamais il n’aurait imaginé que Dark arriverait si vite sur place ni même qu’il le suivrait dans cette crypte.
Dark commençait vraiment à prêter attention à ses messages.
Dark repoussait ses limites humaines, il allait bientôt révéler tout son potentiel.
Il redevenait intéressant.
Dark fut tenté de se servir de l’écran de son mobile pour s’éclairer. Mais le monstre était là. Il n’avait pas de lumière. Il savait s’orienter d’instinct.
Il fit quelques pas et sentit un objet tranchant déchirer sa chemise au niveau du nombril.
Non, pas un couteau. Il tendit la main et sentit le rebord d’un bidon. Et, plus à gauche, l’arête d’une caisse. Il était dans une sorte de hangar.
Il s’accroupit, dos à la rangée de caisses. Puis il les longea, résistant à l’envie de réfléchir rationnellement à ce qui l’entourait et préférant penser aux putes attachées dehors.
Ces salopes dégoûtantes qui avaient pris l’argent et filé, songea-t-il, pendant que le reste de la ville respirait encore les cendres de leurs époux défunts. Elles devaient payer pour leurs péchés…
Il sentit un brusque mouvement sur sa droite. Le froissement imperceptible du latex.
— Comment va-t-elle ? demanda une voix.
Dark fît volte-face, arme au poing, mais résista à l’envie de tirer. Dans une salle aussi vaste, l’acoustique pouvait vous jouer des tours : la voix pouvait provenir de n’importe où et la détonation trahirait sa position. Pour l’instant, l’obscurité totale était tout à son avantage et il ne voulait pas le perdre.
— Comment va mon petit bébé ?
Dark était tout près, à présent. Sqweegel était impressionné. Mais sa mission sacrée ne devait pas s’achever ici, dans cette salle souterraine remplie de biscuits moisis, de matériel médical périmé et de bidons d’eau. Non, ce n’était qu’une station sur le chemin menant à leur destination finale.
Sans un bruit, Sqweegel grimpa sur une pile de caisses et tâta la maçonnerie du bout de ses doigts gantés. Ah, c’était là. Une petite bouche d’aération qui menait dans les entrailles de la pile du pont. Les concepteurs de l’ouvrage avaient probablement dû la juger trop étroite pour un être humain. Mais ils n’avaient pas pensé aux êtres supérieurs.
Malgré la douleur, Sqweegel tendit les bras et s’accrocha à une prise. Difficile de grimper à la seule force de trois membres, mais c’était loin d’être impossible.
Il allait glisser la tête dans l’ouverture quand la salle fut brusquement inondée de lumière.